Les déchus de Charleroi
Un superbe roman d’Isabelle Garna sur la dérive d’un couple et d’une ville.
La « dérive » dont il est question dans le livre d’Isabelle Garna est celle d’un couple, mais aussi d’une région entière, frappée par les crises. Les personnages de ce superbe roman y souffrent, en partie, parce que leur paysage souffre. Nous sommes du côté de Charleroi (où est née l’auteur), en pleine friche industrielle, dans un endroit lugubre : « Une fabrique en ruine rompt une rangée de maisons ouvrières encore plus moches… assombrissant le jardin toute l’année et, de chaque côté, des dos d’habitations qui indiquent une autre rue. » Et partout des squelettes d’usines, des ateliers ou il pleut, des arbres empoisonnés.
La crise du couple ne survient pas d’une usure du temps, ni de l’apparition soudaine d’une troisième personne. Elle n’est pas prévisible : un accident la déclenche, il pourrait arriver à n’importe qui. Blaise cherche à sortir du chômage. Convoqué à un entretien d’embauche dans une maison isolée, il frappe à la porte. Sans réponse, il entre et à l’intérieur le corps inerte de la femme qui devait signer son contrat. Elle respire encore, il s’agit d’un simple accident domestique. Mais il faut vite téléphoner : n’importe qui appellerait les secours… Pas Blaise, l’employé précaire, vingt fois embauché, vingt fois licencié. Pas le renfrogné au mauvais caractère, sans amis, sans appui. Pas le buveur de bière, « connu », comme on dit, des services de police. Il préfère disparaître. Mais au moment où, sur la pointe des pieds, il s’apprête à décamper, Blaise aperçoit un enfant, le petit-fils de l’accidentée. C’est un témoin : si on le laisse là, tout à l’heure, au commissariat, il décrira l’homme aux policiers. Alors Blaise, qui ne veut de mal à personne, sous la simple pression de sa petitesse et de sa pauvreté, emmène l’enfant témoin et l’attache au fond d’un gourbi avec ce qu’il faut d’eau et de bonbons pour survivre. Il viendra de temps à autre surveiller ses chaînes.
« J’imagine le pire »
Cette narration d’une série d’actes – ou de refus d’agir – occupe les premières pages de ce livre poignant. La mécanique une fois enclenchée, l’auteur – presque une débutante puisque c’est son second roman – se concentre sur la femme de Blaise, Mireille, caissière dans un supermarché. Cette épouse résignée, cette employée lasse, connaît pourtant trois passions. La première, légitime, pour ses enfants ; leur propreté, leur santé, leur exactitude à l’école : « J’ai besoin de les sentir auprès de moi ; de les toucher, de les serrer dans mes bras… Les premiers jours de la rentrée je passe mon temps allongée, sans télé, sans lire, je me fous du ménage, je traîne, je fume… dès qu’ils sont hors de ma vue, de mon contrôle, j’imagine le pire. » La seconde est naturellement la télé, avec ce qu’elle apporte de rêve : « Les voitures décapotées, les palmiers déployés comme des feux d’artifice, les plages de sable blanc… » La troisième a pour objet un jeune voisin, étudiant en médecine. Un garçon sérieux, un amant appliqué. Mireille le dévore et se laisse dévorer. Pour troubler les études du futur médecin, la cuisinière a ses atouts : elle se ruine en bas résille, en strings dévastateurs. Elle les exhibe, un oeil sur la soupe familiale, un autre sur le sourire affamé de l’étudiant : il la récompensera à leur prochaine rencontre.
Les aléas de la fidélité
Ces cérémonies, dont Mireille sait bien qu’elles ne dureront pas, ne détournent en aucun cas son attention de l’essentiel : les enfants bien entendu, mais aussi l’état calamiteux des finances familiales, et finalement sa tendresse, un peu distante mais réelle, pour Blaise, son époux. Ce mari a beaucoup changé, ces temps-ci, on le voit moins dans l’appartement minable de la famille. Il cherche sans doute du travail, pense Mireille. Il finira bien par trouver un emploi, une raison de moins boire. Il recommence d’ailleurs à s’intéresser aux faits divers, elle l’a remarqué, comme celui de cet enfant qui a disparu. La police retrouvera son corps, sauvagement poignardé, peut-être pas par qui vous pensez
On l’aura compris : à partir d’une analyse subtile des aléas de la fidélité conjugale, celle qui pardonne, celle qui s’affirme dans les crises graves, ce livre est un constat ; il décrit les vies, les difficultés et les pauvres rêves d’une population naguère habile et dynamique dont les usines faisaient la fierté des hommes qui y travaillaient, et qui pointent aujourd’hui au chômage. Un texte sensible et passionnant sur l’amertume de ceux que la vie a floués.
Jean Soublin